Le rôle de la grande musique dans l’existence

Avant de se consacrer entièrement à son cheminement spirituel, Edouard Salim Michaël était compositeur de musique symphonique.
C’est donc sous ce double éclairage de mystique et de musicien qu’il expose ici l’aide que peut apporter au monde et à un chercheur sur la voie la grande musique symphonique, à condition que l’on sache quoi écouter et comment écouter.
Ses professeurs de composition furent trois des plus grands maîtres de son temps, à savoir Bertold Goldschmidt (élève de Hindemith), Matyas Seiber (élève de Zoltan Kodaly), et, surtout, Nadia Boulanger (élève de Fauré) auprès de qui il vint étudier au début des années cinquante.

Ses compositions symphoniques (qu’il a signé de son premier prénom Edward) furent jouées aussi bien en France que dans d’autres pays et fréquemment diffusées sur les ondes de Radio France jusque vers la fin des années soixante, recevant toujours l’accueil le plus chaleureux du public. Il remporta plusieurs prix importants dont un pour son « Nocturne » pour flûte et orchestre, décerné aux États-Unis par un jury dans lequel figuraient Igor Stravinsky, Aaron Copland et d’autres compositeurs célèbres.

A la suite de puissantes expériences mystiques, il composa une Messe pour choeurs et orchestre qui sera exécutée à plusieurs reprises et très remarquée du monde musical.

Lorsqu’il se rendra en Inde où il passera sept ans, Edouard Salim Michaël finira par arrêter complètement de composer de la musique pour se consacrer à ses pratiques spirituelles. C’est à son retour qu’il commencera à écrire ses livres et à enseigner les fruits de ses compréhensions et expériences spirituelles.

Avant d’aborder le rôle que la grande musique peut jouer dans la vie, il s’avère nécessaire de parler au préalable d’un phénomène troublant qui s’est emparé de  l’homme contemporain, à savoir que c’est devenu pour lui une obsession de chercher à emmagasiner un maximum de savoir intellectuel sur la création et la vie, avec pour conséquence qu’il ne vit plus que dans sa tête, complètement coupé de son sentiment. Or, cette manière d’être se révèle être un grave obstacle en matière de spiritualité où le sentiment et l’intuition jouent un rôle prépondérant.

Bien que l’intellect ait sa place dans l’existence et, jusqu’à un certain point, dans une recherche spirituelle également, il n’est toutefois jamais le moyen par lequel l’être humain peut parvenir à une véritable compréhension de l’énigme de la Source d’où il a surgi. Ce n’est ni par de simples raisonnements rationnels ni par d’interminables manipulations mentales que l’être humain parviendra à être relié à son Essence Primordiale, mais bien par des efforts de concentration et de méditation assidues.

Une tendance rencontrée chez les Occidentaux (et même chez les Indiens actuellement) consiste à croire que, puisqu’ils connaissent quelque chose avec leur intellect, ils l’ont forcément compris. Ils ne réalisent apparemment pas que connaître quelque chose par l’intellect et comprendre ce que l’on connaît intellectuellement sont deux choses aussi loin l’une de l’autre que le jour et la nuit. Réellement comprendre ce que l’on connaît constitue une force et un acquis que l’on ne pourra plus jamais perdre.

Un aspirant sincère peut trouver dans la grande musique une aide insoupçonnée pour arriver à sentir l’importance du sentiment dans une démarche spirituelle.

César Franck 1822-1890

C’est en effet un étrange prodige que la musique de certains grands compositeurs parvienne, d’une manière qui semble même miraculeuse, à élever les personnes qui l’écoutent, leur ouvrant à leur insu une porte vers d’autres dimensions liées à un aspect insondable de leur nature.
Elle peut agir si mystérieusement sur l’être d’un auditeur réceptif de manière à le placer quelque part en lui-même où il ne se trouve jamais d’habitude, éveillant ainsi en lui l’étrange sentiment de l’existence d’autres dimensions, au delà du tangible, d’où ces créations musicales ont surgi et avec lesquelles, de façon ordinairement inexplicable, ces grands compositeurs ont été en contact au moment de leurs inspirations, sans peut-être en avoir eu conscience.

Gustav Holst 1874-1934

Mais, pour que celui qui l’écoute puisse comprendre le message que la musique d’un grand compositeur cherche à lui transmettre, il faut qu’il ait déjà quelque chose de cette mystérieuse vérité en lui. Et il en va de même pour tout enseignement spirituel authentique.  Un aspirant ne peut être touché par un enseignement spirituel sérieux s’il ne possède pas déjà au moins un certain niveau de conscience, d’être et d’intelligence grâce auquel seulement il lui sera possible d’en pressentir l’importance capitale pour lui.

Parmi les principales formes d’art existantes, la musique en est probablement la plus importante et, de toute évidence, la plus utilisée dans la vie. En effet, il n’existe pas de cérémonies ni de manifestations qui ne soient accompagnées de musiques appropriées pour les soutenir, qu’elles soient religieuses, théâtrales ou même militaires.
La musique est une véritable magie, capable de faire surgir en l’être humain tout ce qui est violent, avilissant et vulgaire, ou, au contraire, d’éveiller en lui des sentiments mystérieux qui l’élèvent à un autre niveau d’être. La grande musique peut, en certaines occasions, lui faire éprouver des états d’amour si étranges qu’il s’en trouve ému aux larmes. A d’autres moments, elle l’exalte par des émotions si inhabituelles et si énigmatiques qu’elle le plonge profondément en son être, de sorte à lui faire pressentir un tout autre univers qui l’habite et dont il ignore généralement l’existence en lui.

L’art de la parole est certainement utile et nécessaire, et peut, dans certaines circonstances, apporter aux êtres humains des connaissances qui leur seraient inaccessibles autrement. Cependant, en fonction des divers conditionnements qu’ils ont subis ainsi que de la manière dont ils ont été élevés, le risque de déformer ce qui leur a été transmis n’est pas négligeable — des distorsions qui donnent souvent naissance à une diversité de croyances contradictoires aboutissant à des frictions et des querelles au sein d’une même communauté ou religion.

Dans l’art pictural, les mots n’existent plus ; ils n’ont pas de place dans un domaine où seuls les yeux de celui qui regarde sont impliqués pour recevoir le mystérieux message que l’artiste tente d’exprimer. Une grande oeuvre artistique est généralement perçue silencieusement par la personne qui la contemple. Devant une cathédrale, une sculpture de Michel-Ange ou un tableau de Raphaël, on ne peut que demeurer ébloui par la beauté qui s’en dégage. Il est impossible de ne pas pressentir que les auteurs de tels chefs-d’oeuvre étaient, même sans le savoir, en contact avec un monde énigmatique qui ne relève pas du visible et d’où ils ont pu tirer leurs étonnantes inspirations.

Ottorino Respighi 1879-1936

En ce qui concerne la musique (qui peut parfois exercer une influence si puissante sur l’être de l’homme qu’il ne peut qu’en demeurer troublé), elle est reçue directement dans le sentiment de celui qui l’écoute. La bouche et l’oeil restent pour ainsi dire clos et, comme il en est pour la peinture, les mots perdent toute signification devant cette mystérieuse vérité universelle qui, en fonction de leur degré de réceptivité, peut être captée et appréhendée par tous les peuples de la Terre, quelle que soit leur langue, leur culture ou leur religion.

L’extase mystérieuse que la musique de certains grands compositeurs suscite chez l’interprète ne peut que toucher les auditeurs également — pour autant que leur niveau d’être soit suffisamment élevé pour les rendre réceptifs à ce qu’une telle oeuvre musicale tente de leur transmettre à ces moments exaltés.

Il est important pour l’aspirant de noter que c’est précisément le sentiment qui donne à un grand pianiste la capacité d’exécuter de mémoire des oeuvres éminemment complexes comportant des milliers de notes ainsi que d’innombrables changements d’harmonies, de lignes mélodiques et de rythmes, sans commettre d’erreurs. Le même principe s’applique au chercheur ; il lui faut réaliser que c’est son sentiment qui peut relier son esprit et son corps de manière à lui permettre d’effectuer ses pratiques de méditation et ses autres exercices spirituels avec l’intensité requise pour être mis en rapport avec un autre monde en lui, un monde lumineux qu’il ne pourra, s’il est assez sensible, que reconnaître comme sanctifié.

On ne peut que demeurer émerveillé devant l’extraordinaire prouesse qu’un pianiste hors du commun arrive à exécuter, non seulement avec sa mémoire, mais aussi avec ses mains, quand son sentiment, son esprit et son corps travaillent à l’unisson.

Il faut que l’aspirant se souvienne toujours que c’est le sentiment, quand il est élevé, qui possède la capacité d’unir l’esprit et le corps. Lorsque cette union se produit à un haut degré et pendant un temps suffisamment long, l’être humain peut accomplir de véritables prodiges.

Si le chercheur parvient à réellement réaliser le rôle prépondérant que le sentiment peut jouer dans la vie, il ne permettra pas à l’intellect de l’occuper au point d’étouffer son sentiment.
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Paul Dukas 1865-1935

Les genres de spectacles, de distractions ou de musiques vers lesquels la masse des êtres humains est généralement attirée sont, malheureusement, d’un caractère tellement banal et abaissant — ou même nuisible — qu’ils ne font que contribuer à les éloigner toujours plus de la possibilité d’atteindre en eux des états d’être supérieurs.

Vu l’importance du rôle que joue la musique dans la vie, il faut à nouveau souligner que celle-ci est une véritable magie, capable d’abaisser et d’avilir celui qui l’écoute, ou de l’exalter et de l’élever vers les régions lumineuses de son être. Un aspirant avisé doit donc se montrer très attentif à ce qu’il risque de croire inoffensif, mais qui peut sérieusement l’appesantir et retarder ses progrès spirituels.

S’il tente de saisir ce qui se passe si énigmatiquement en son être lorsqu’il écoute certainesmusiques symphoniques qui font surgir en lui un sentiment de mystère — telle l’oeuvre gigantesque de Gustav Holst intitulée “Les Planètes”, ou “Le martyr de Saint-Sébastien” pour choeur et orchestre de Claude Debussy, ou encore “La Péri” de Paul Dukas —, un chercheur fin, doté d’une sensibilité aiguë, s’apercevra qu’il se produit en lui une descente intérieure qui représente un véritable changement de place dans l’espace intérieur de son être, un changement de place qui se révélera constituer un précieux indice de ce qu’il doit tenter de retrouver lors de ses pratiques spirituelles.

Ainsi, ces grands artistes aident-ils les auditeurs par les sentiments de mystère que leur musique suscite en eux, leur offrant, comme dit précédemment, la possibilité d’être placés quelque part en leur être où ils ne se trouvent jamais d’ordinaire. En fait, ils provoquent un changement de place dans l’espace intérieur de celui qui écoute leurs oeuvres sans que nécessairement ce dernier ne perçoive ce qui se passe en lui. De cette façon, les créations d’un grand compositeur aident-elles l’humanité d’une manière que celle-ci ne peut soupçonner.

Toutefois il est nécessaire de souligner que l’intellect chez l’homme contemporain s’est développé à un point tellement dramatique qu’il en est arrivé à détruire sans merci tout sentiment esthétique et élevé dans la vie. Ce phénomène n’a pas épargné les différents domaines artistiques (et même spirituels) d’aujourd’hui ; c’est pour cette raison que les oeuvres d’art contemporaines qui sont nées d’une idée intellectuelle et non d’un sentiment esthétique ne sont plus que de simples abstractions dégénérées et totalement dépourvues de sens. En abandonnant la tonalité et les lois de l’harmonie, la musique symphonique en particulier est devenue une suite de sons ridicules, froids, dissonants et maladifs.

Claude Debussy 1862-1918

Les lois de l’harmonie ne sont pas basées sur des règles arbitraires, mais sur une étude, effectuée au long des siècles, des longueurs d’ondes des différentes notes et de leurs harmoniques qui sont inaudibles d’ordinaire. C’est pourquoi, lorsque la musique est construite en combinant les notes d’une façon erronée grammaticalement, elle est en train, sans que l’auditeur ne le réalise, de détruire son être alors qu’il continue de l’écouter.

Canalisée, l’attention peut devenir un puissant instrument. Elle peut, soit nuire au monde lorsqu’elle est employée par quelqu’un dénué de scrupules, soit élever les êtres humains à la hauteur des dieux quand elle est utilisée par un grand artiste ou par un saint.

C’est toujours l’attention qui est impliquée dans ce qui se passe en l’être humain et dans tout ce qu’il fait dans la vie extérieure — que ce soit pour le bien ou pour le mal. Ce n’est que grâce à son attention extrêmement développée qu’un grand compositeur parvient à produire des oeuvres musicales si prodigieuses qu’elles élèvent les auditeurs au point de leur permettre d’éprouver des sentiments tout à fait inhabituels qu’il leur aurait été impossible de ressentir autrement — des sentiments qui relèvent d’un monde sublime, habité par des « Dévas » (des dieux) et leurs « Gandharvas » (musiciens célestes).
Le chef-d’oeuvre de Claude Debussy intitulé “La Mer” constitue un exemple frappant d’une composition d’une extrême complexité musicale et orchestrale qui réclame d’immenses efforts de concentration de la part des exécutants. En effet, une fausse entrée d’un hautbois, d’une trompette, d’un instrument de percussion, etc. serait considérée comme une faute impardonnable par les auditeurs. Ce grand génie est en fait en train d’enseigner la concentration à tous les membres de l’orchestre, sans même que ceux-ci ne le réalisent — une concentration soutenue qui est également exigée d’un aspirant pendant toutes ses pratiques de méditation.

En outre, tout le temps que dure cette oeuvre, Debussy apprend indirectement à chacun des musiciens de l’orchestre à utiliser d’une manière positive son attention — qui, autrement, serait gaspillée en rêveries futiles ou en fantasmes peu favorables pour son épanouissement intérieur.

Johannes Brahms 1833-1897

De surcroît, cette musique, qu’un génie a créée grâce à son attention, va faire travailler par la suite, année après année, et même pendant des siècles, l’attention de tous les membres des orchestres symphoniques, sans que ceux-ci soient nécessairement conscients de ce qui se produit en eux. Ainsi, on peut dire que, grâce à son attention et à sa grande capacité de concentration, un compositeur tel que Beethoven est devenu, malgré lui, une sorte de « maître spirituel » pour tous les exécutants d’un orchestre, et même, dans une certaine mesure, pour les auditeurs aussi !

 Peut-on imaginer les longues années de travail de concentration qui sont nécessaires à un pianiste pour arriver à exécuter une oeuvre comme le cinquième concerto de Beethoven, ou un concerto de Brahms, qui est extrêmement difficile et réclame de lui une perfection technique peu ordinaire ? Ou, peut-on réaliser ce qu’il faut à une grande cantatrice comme pratique tenace de la concentration, afin qu’elle puisse chanter, par coeur, devant un public extrêmement sévère, un opéra de Puccini tel que « Madame Butterfly », ou « Turandot »? Alors, on peut peut-être comprendre combien davantage de concentration et, surtout, de division d’attention sont nécessaires à un grand compositeur pour arriver à écrire une oeuvre symphonique (telle la deuxième symphonie, « La Résurrection », de Gustav Mahler) qui exigera un si grand nombre d’instrumentistes variés pour son exécution et sera comme la création d’un univers en miniature où tant de choses différentes se dérouleront en même temps !

Gustav Mahler 1860-1911

On peut ainsi voir que, dans toute grande réalisation artistique, c’est toujours l’attention qui joue le rôle prédominant. Grâce à elle, l’effet positif de ces oeuvres ne cesse de se répandre dans le monde, des années après la mort du compositeur, devenant ainsi pour d’autres hommes et femmes engagés dans une voie artistique ou spirituelle une inspiration et une incitation à maîtriser leur attention.

De plus, on ne peut qu’être émerveillé quand on songe que, même longtemps après la disparition d’un grand génie (tel Beethoven, Brahms, César Franck ou Respighi), sa musique ne cesse de nourrir le sentiment et l’esprit d’un nombre incalculable d’êtres humains, les exaltant et apportant un peu de lumière dans leur vie, une lumière qui n’est pas de ce monde et qui peut, petit à petit, leur ouvrir une porte inespérée vers un autre aspect de leur nature, qu’ils portent dans le tréfonds de leur être sans le savoir d’ordinaire.
En outre, la musique d’un tel génie ne cesse d’aider l’humanité sur d’autres plans également, car, peut-on vraiment imaginer le nombre étonnant de personnes de par le monde que les créations d’un grand compositeur comme Beethoven ont soutenu financièrement depuis qu’il a quitté cette Terre — alors que lui-même est mort criblé de dettes ? Les exécutants des orchestres, les solistes, les chefs d’orchestre, ainsi que leurs familles, sans oublier les imprimeurs de musique, etc. sont tous nourris matériellement grâce au labeur de ce seul homme — ou, peut-être, serait-il plus correct de dire de ce géant : Beethoven ! Quel travail colossal a été fourni par ce grand musicien (qui n’a vécu que cinquante-sept ans) pour arriver à laisser derrière lui une si grande quantité d’oeuvres, et cela, en dépit du terrible handicap de sa surdité qui débuta très tôt dans sa vie. D’ailleurs, n’a-t-il pas dit un jour avec indignation : « Ma musique n’est qu’un pour cent d’inspiration, le reste, c’est quatre-vingt-dix-neuf pour cent de transpiration! »
L’homme de ce monde, plongé dans les ténèbres de son ignorance spirituelle, ne peut comprendre dans quel sens un grand mystique ou un grand artiste est, d’une certaine manière, sacrifié ! Il vient sur ce globe prédestiné à être sacrifié pour l’humanité, afin de l’aider à appréhender le sens de son existence sur cette planète. Un grand génie musical est parfois condamné à passer toute sa vie dans l’isolement et la misère, sans aucun autre désir en lui que de s’occuper de ses créations et, ainsi, accomplir un destin énigmatique qui demeure incompréhensible à la majorité de ceux qui peuplent cette Terre.

Au lieu de gaspiller le précieux outil de son attention dans des pensées et des activités qui n’ont aucune valeur, comme le font la majorité des hommes et des femmes, le génie musical, poussé par un mystérieux  instinct qui dépasse la compréhension de la masse, lutte sans cesse avec lui-même pour concentrer toutes ses forces et toute son attention dans le seul but de donner naissance à ses créations. Car, ce n’est que par le sacrifice continuel de lui-même et de tout ce qui pourrait lui apporter des plaisirs ordinaires distrayants qu’il arrive à être suffisamment concentré et silencieux intérieurement pour entendre la voix mystérieuse qui murmure dans ses oreilles les inspirations sublimes qui transporteront par la suite ses auditeurs dans le monde des dieux. C’est ainsi que non seulement l’humanité entière profite du labeur et du sacrifice d’un grand génie, mais celui-ci en tire également un bénéfice, car il a exercé son attention durant toute sa vie comme un aspirant tente de le faire pendant ses pratiques de méditation. Et même s’il est vrai que le prix à payer est très élevé, il ne peut en être autrement en regard du résultat spectaculaire pour le monde quand l’homme emploie son attention dans une direction aussi positive.

Lorsque quelqu’un a utilisé le don de sa vie de manière constructive, non seulement il laisse une trace bienfaisante dans le monde après sa disparition, mais il constitue aussi un exemple pour l’humanité qui peut ainsi regarder l’avenir avec espérance, au lieu de demeurer enchaînée à sa croyance autodestructrice en un bonheur matériel impossible à atteindre.

L’attention de l’être humain peut être comparée à l’atmosphère qui entoure la Terre, grâce à laquelle seule on peut voir la lumière du jour et le bleu du ciel ; au fur et à mesure que l’on quitte l’atmosphère terrestre, on ne rencontre plus que ténèbres. Il en est de même pour l’être humain ; sans son attention, grâce à laquelle seule il peut rejoindre la lumière de son Etre Céleste, il se perd de plus en plus dans un état d’isolement quasi ténébreux.

Camille Saint-Saëns 1835-1921

L’espace incommensurable du Cosmos n’est composé que de ténèbres éternelles parsemées ci et là de petits points lumineux provenant des différentes galaxies et étoiles qui l’habitent, séparées par des distances inconcevablement vastes. Le génie musical ou le grand mystique peut, dans une certaine mesure, être comparé à l’un de ces petits points de lumière dans l’Univers, qui cherche à briller à travers les ténèbres dans lesquelles l’humanité est plongée. Il est comme un phare solitaire dans un immense océan d’hommes et de femmes de toutes races qui, tout comme les vagues de la mer, ne cessent de naître et de mourir, sans comprendre le sens véritable de leur existence sur ce globe.

Aussitôt qu’une énergie a pris forme dans le temps et l’espace,  elle devient immédiatement la proie de l’implacable loi de la pesanteur.  Et, à moins qu’un aspirant n’insuffle à ses énergies une direction ascendante, ce qui lui demande inévitablement des efforts conscients soutenus,  ces énergies ne peuvent faire autrement qu’obéir à la loi de l’attraction et de la pesanteur, et emprunter le chemin leur offrant la moindre résistance, c’est-à-dire, vers le bas. On ne peut éviter de constater ce phénomène dans toute la création, y compris chez les plantes, les animaux ou les êtres humains.

De par son extrême sensibilité, un grand compositeur de musique pressent intuitivement le problème de la pesanteur qui menace sans cesse ses réalisations artistiques ; et il est, en fait, continuellement occupé à lutter, sans même en avoir conscience, contre cette force descendante, tandis qu’il est absorbé par son travail de création.

Une grande oeuvre symphonique comporte des surprises  continuelles dans le déroulement de ses thèmes musicaux, de ses harmonies et de ses rythmes, surprises qui ne cessent d’agir secrètement sur l’être de l’auditeur de manière à l’éloigner de son mental et à l’aider à descendre quelque part en lui-même  d’où il peut commencer à éprouver d’étranges sentiments qui l’élèvent et qui lui sont inaccessibles ordinairement. Ainsi, la musique qu’il est en train d’écouter parvient non seulement à alimenter son sentiment, mais elle l’aide, en plus, à sentir une étrange continuité d’être,  sans qu’il réalise comment celle-ci a pris naissance en lui — une mystérieuse continuité d’être qu’il ne possède pas d’ordinaire.
Comme un grand compositeur est animé d’un irrésistible désir de perfection dans ses créations musicales, chaque fois qu’il sent que cette attraction de la pesanteur risque de prendre le dessus dans son oeuvre, il donne instinctivement une nouvelle impulsion  à sa musique, tantôt par l’utilisation de modulations inattendues dans l’harmonie, tantôt par une nouvelle variation du thème de départ, ou encore par la superposition de thèmes secondaires sur le thème principal, ou même par l’emploi de rythmes différents et plus imposants. Le compositeur évite ainsi que la musique qu’il est en train d’écrire ne perde son intérêt et son pouvoir de retenir l’attention de l’auditeur.

Peut-être est-ce pour cette raison que les hommes et les femmes qui entendent une grande oeuvre musicale (telle “Psyché” de César Franck ou encore sa symphonie) ne peuvent se lasser de vouloir la ré-écouter afin de retrouver en eux cette étrange continuité d’être associée à un énigmatique sentiment d’un “présent éternel” que cette musique évoque si mystérieusement en leur être, et qu’ils ne peuvent éprouver dans l’agitation de la vie ordinaire.

Tout comme ces grands artistes qui, en vertu de leur extrême sensibilité, sentent intuitivement les moments opportuns où ils doivent apporter une énergie nouvelle à leurs créations musicales, l’aspirant également doit apprendre à reconnaître les instants décisifs où une nouvelle impulsion  doit être insufflée à ses pratiques de méditation, lorsque cette force descendante que la pesanteur exerce dans la vie est sur le point de reprendre le dessus et que sa concentration commence à faiblir.

Les créations d’un grand compositeur donnent toujours l’impression d’une étrange spontanéité continue  ; et elles ne peuvent surgir en lui que lorsqu’il est habité par un inhabituel silence intérieur ; car ce n’est que dans les moments où le compositeur parvient à descendre en lui-même pour être concentré et créer en lui au moins un certain degré de silence qu’il lui est possible de recevoir ses grandes inspirations. Et quand, par la suite, on écoute sa musique, on y trouve à chaque instant quelque chose d’étonnamment neuf.

Toute expression mystique ou artistique authentique appartient à un Univers qui se situe au delà du monde spatio-temporel, car ce dernier se trouve, en fait, tout en bas de l’échelle de la Création. Par rapport à une autre forme de conscience possible à l’homme, à laquelle un prix élevé est attaché, son état d’esprit ordinaire se révèle n’être que ténèbres.

Richard Strauss 1864-1949

Sans que l’auditeur n’en soit conscient, une grande oeuvre symphonique (telle “Ainsi parlait Zarathoustra” ou la “Symphonie alpestre” de Richard Strauss) ne cesse de susciter en lui un subtil silence intérieur (le silence que le compositeur a lui-même connu lors de sa création) ainsi que le sentiment d’une spontanéité continue qui se renouvelle sans cesse tout le temps qu’il écoute cette musique. Et, chaque fois qu’il la ré-écoute, elle continue à lui donner mystérieusement l’impression d’être toujours neuve et spontanée.

En outre, comme l’être humain ne vit généralement qu’à la surface  de lui-même, au fur et à mesure qu’il devient absorbé par la musique qu’il est occupé à écouter, il commence (sans même s’en rendre compte) à descendre  en lui-même et, comme dit précédemment, à se trouver placé quelque part en lui-même où il n’est jamais d’ordinaire. Et, comme la musique continue à soutenir mystérieusement son attention et l’aide à rester  dans cet état particulier qui lui est inhabituel, il peut arriver un moment où il éprouve un tel sentiment d’élévation que le passé, le présent et le futur fusionnent en un seul point de sa conscience.  Ainsi, en l’incitant à effectuer cette descente en lui-même, la musique d’un grand compositeur devient pour l’auditeur une sorte d’enseignement spirituel sans paroles !

La force née de la sincérité hors du commun que quelques rares compositeurs possèdent au moment de leur activité créatrice est quelque chose que ne peut comprendre et apprécier que celui qui, sous une forme ou une autre, l’a lui-même éprouvée. L’inspiration et les sentiments esthétiques qui émeuvent un génie dans ses périodes de créativité ne peuvent s’élever en lui que s’il se trouve dans un état d’extrême réceptivité, rendant chaque note qu’il écrit, d’une certaine manière, inévitable. Autrement dit, chaque note du thème et de l’harmonie va là où elle doit aller et nulle part ailleurs, évoquant chez l’auditeur l’étrange sentiment de redécouvrir une vérité évidente qu’il lui semble déjà connaître de quelque source énigmatique, même si, en fait, il entend cette musique pour la première fois.

Indépendamment des profonds sentiments et des suggestions élevées que transmettent certains chefs-d’œuvre (semblables à un vent mystérieux soufflant d’une étrange et invisible contrée, et chuchotant doucement à l’humanité un message subtil), la sorte de tendresse particulière et l’amour inhabituel que la musique communique parfois à l’âme humaine représentent sans doute sa contribution la plus importante dans le domaine de l’art.

Cette sorte d’amour ne peut en aucune façon être comparée à l’amour ordinaire que l’on connaît communément, qui est toujours dirigé extérieurement vers quelque chose ou quelqu’un, et naît principalement du désir ; un tel amour est instable et imprévisible, influencé par les circonstances extérieures et les besoins du moment. Il change comme le vent et même se transforme  souvent en son contraire !

L’amour inhabituel qui émane de certaines oeuvres musicales parle subtilement au cœur de l’être humain dans le langage des dieux, le touchant même parfois aux larmes sans raison apparente. Il vient à lui comme une grâce lui montrant le chemin vers l’intérieur de lui-même, influençant secrètement ses sentiments et lui ouvrant l’esprit à quelque chose d’élevé qu’il n’aurait pu éprouver ni connaître dans son état d’être coutumier.

Beethoven 1770-1827

En regardant cet étonnant portrait de Beethoven, il est impossible de ne pas être frappé par les yeux de ce grand génie. Celui qui sait vraiment voir et comprendre  ne peut absolument pas manquer de sentir à quel point l’étrange regard de cet homme hors du commun vient des profondeurs de son être et combien il était, sans qu’il l’ait nécessairement réalisé, relié à une autre dimension, au delà du monde visible, d’où il recevait ses extraordinaires inspirations.

De plus, on ressent, par la façon dont il se tient debout, adossé au piano, qu’il est ce qu’on peut qualifier de « rassemblé » en lui-même, ou encore qu’il est un être entier, ou mieux, un être extrême ! Son menton exprime la détermination farouche qui l’a accompagné durant toute son existence, lui permettant ainsi de ne pas être écrasé par le terrible drame de sa surdité et de continuer, en dépit de cette malédiction, à lutter pour accomplir son destin.

On ne peut qu’être ému par l’extrême sincérité qu’exprimait la prière de ce grand être : « Seigneur, ne te lasse pas de me pousser au perfectionnement. »

Quelle inspiration pour un chercheur sur une voie spirituelle !

Toutefois, après tout ce qui vient d’être dit sur l’aide que la grande musique peut apporter pour nourrir le sentiment et l’intuition de celui qui l’écoute, il faut néanmoins spécifier qu’elle ne peut en aucune façon épargner à un aspirant les efforts qu’il devra nécessairement fournir s’il souhaite réellement connaître, par une expérience directe, son Etre Primordial.

Article paru dans le n° 54 de la revue le 3ème Millénaire

Deux interprètes prestigieux :

Pablo Casals 1876-1973

Hélène Grimaud